vous êtes ici : accueil > Humeur et Humour > Billets d’humeur

Vos outils
  • Diminuer la taille du texte
  • Agmenter la taille du texte
  • Envoyer le lien à un ami
  • Imprimer le texte

Eternel refrain du travail le dimanche...

Éternel refrain du travail le dimanche
par Gilles Balbastre, novembre 2013

Il y a vingt-deux ans, sur le plateau de l’émission « L’heure de vérité » (Antenne 2, 22 décembre 1991), un expert plus familier des cénacles patronaux que des luttes sociales manifestait son soutien à l’ouverture dominicale du magasin Virgin Megastore des Champs-Elysées, à Paris, malgré une importante sanction financière. « Moi, en sortant, je vais aller m’acheter un disque chez Virgin Megastore pour contribuer au financement de l’amende, s’enthousiasmait M. Alain Minc. Il est évident que la non-ouverture le dimanche est un archaïsme. »

Le 1er octobre 2013, M. Minc squatte cette fois le plateau d’iTélé lorsque le journaliste l’interroge : « Est-ce qu’on travaille le dimanche en Allemagne ? Parce que c’est le grand débat du moment en France… » Les Allemands se reposant ce jour-là, l’expert — loin de se démonter — explique aussitôt : « Il faut toujours avoir en tête que les Allemands ont plus les moyens d’être archaïques que nous. » La chaîne Virgin, elle, a mis la clé sous la porte en 2012. Elle avait pourtant obtenu l’autorisation de faire travailler ses salariés le septième jour de la semaine...

En deux décennies, le débat a pris l’allure d’un serpent de mer crevant à intervalles réguliers l’écran du journal télévisé (JT). Comme l’observe M. Karl Ghazi, secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGT) commerce de Paris, cette période a été rythmée par une « valse à trois temps régulièrement et méthodiquement martelés par le patronat ». Et par les médias.

Au premier temps de la valse, de grands noms de la distribution violent délibérément la législation du travail : Printemps, Ikea et Virgin à la fin des années 1980, Vuitton, Usines Center et le centre commercial de Plan-de-Campagne (Bouches-du-Rhône) au milieu des années 2000, Castorama et Leroy-Merlin en septembre 2013.

Deuxième temps : le front judiciaire. Qu’importe si les enseignes perdent systématiquement les batailles qu’elles engagent : il s’agit surtout d’imposer le « débat » — et une certaine façon de le poser — dans l’espace public et dans la presse. Celle-ci n’éprouvant qu’un désir modéré de protéger le code du travail, elle embraye sans effort. Ingénu, le présentateur de la tranche matinale d’Europe 1, Thomas Sotto, observait, au cours de sa revue de presse du 30 septembre 2013 : « Pour les magasins de bricolage qui ont décidé de braver la loi et d’accueillir leurs clients hier, le “coup de com” est réussi. »

En matière de communication, le secteur de la grande distribution en connaît un rayon. En 1991, l’offensive patronale s’accompagnait d’une campagne concoctée par le publicitaire Jacques Séguéla : « Monsieur le ministre du commerce, si vous avez de bonnes raisons pour interdire aux commerçants d’ouvrir librement le dimanche, c’est que vous avez sûrement de bonnes raisons pour interdire aux Français de vivre librement leur dimanche. » Son association Liberté le dimanche, discrètement financée par Ikea et Virgin Megastore, bénéficie alors d’une large couverture médiatique. « Quand est-ce que ce pays va se réveiller ? Quand est-ce qu’on va aller de l’avant ? Il y a trente ans qu’aux Etats-Unis tous les magasins sont ouverts le dimanche ! », s’exaspérait M. Séguéla au JT de 13 heures sur Antenne 2, le 14 mai 1991.

En 2013, une autre agence de communication, Les Ateliers Corporate, relaie le propos des entrepreneurs du bricolage. On découvre que les salariés de Castorama et de Leroy-Merlin regroupés au sein du collectif des Bricoleurs du dimanche, si prompts à soutenir leur direction, ont reçu quelques cours de coaching financés par leurs employeurs.

Réapparaît ainsi régulièrement la figure prototypique de l’employé volontaire, « pris en otage » par le code du travail. De préférence une jeune femme pour qui étudier serait impossible sans ce job d’appoint. En 1989 : « Ça m’a permis de continuer mes études, et puis j’ai deux enfants, ça me permet de les élever tranquillement en semaine (1). » En 2007 : « J’ai commencé le travail en tant qu’étudiante. J’étais en cours toute la semaine, et pouvoir travailler le week-end, c’était vraiment une liberté (2). » En 2013 : « Le but est de me payer un appartement près de mon école. Donc je travaille le samedi et le dimanche ici. On est payés double (3). »

Il est plus rare qu’on popularise les conclusions d’études comme celle de Magali Beffy, Denis Fougère et Arnaud Maurel sur l’impact scolaire du travail salarié. Pourtant, on y apprendrait que « l’occupation d’un emploi régulier réduit significativement la probabilité de réussite à l’examen de fin d’année universitaire. S’ils ne travaillaient pas, les étudiants salariés auraient une probabilité plus élevée de 43 points [de pourcentage] de réussir leur année (4) ». Justement, les étudiants des classes préparatoires ou des grandes écoles travaillent rarement le week-end...

Entière disponibilité à être interviewé, élocution calibrée : les salariés modèles prêts à sacrifier leurs fins de semaine plaisent manifestement davantage aux vedettes des médias — éditorialistes, présentateurs, experts cathodiques largement acquis à la dérégulation du code du travail — que d’autres, acculés par leur hiérarchie à rester dans leur supermarché le dimanche. « Beaucoup de caissières qui manient mal le français ont peur des représailles si elles racontent leurs conditions de travail. Elles ne sont pas de bonnes clientes pour les journalistes », remarque M. Ghazi.

Fernando Malverde, reporter à France 3 Ile-de-France, ajoute : « Le journaliste de base du JT, aujourd’hui, travaille dans un cadre de plus en plus coercitif. Le programme n’est pas choisi par lui, mais de plus en plus par des agences de communication. Il est contraint à une rapidité d’exécution et à un format de plus en plus court.

Les salariés de Castorama et de Leroy-Merlin répondent parfaitement aux nouvelles exigences du métier. » Lui-même en fait les frais, quelques jours après le coup de force des géants du bricolage et de l’ameublement : « Monoprix a profité de cette occasion pour annoncer, mardi 1er octobre vers 20 heures, qu’il était contraint de fermer ses magasins à 21 heures à cause d’un recours de la CGT. Le lendemain matin, j’ai dû rapporter un sujet pour le journal de la mi-journée. J’ai eu une demi-heure pour le tourner. »

Le tableau d’une France improbable, peuplée de salariés heureux, se découvre alors comme par magie sous le pinceau des médias, en dépit de quelques pâtés antisyndicaux cherchant à gâcher le joli paysage.

30 septembre 2013. Wendy Bouchard, présentatrice d’Europe 1, reçoit M. Ghazi, dont le syndicat a obtenu plus de 52 % des voix à Monoprix. Elle lui oppose une salve de tweets. Mickael : « Depuis quand le but des syndicats est d’empêcher les gens de travailler ? » Frédéric : « Grâce à la CGT, le travail est bientôt aboli en France ! » Le lendemain, la station de M. Arnaud Lagardère affichera sur son site le « sondage du jour » : « Trouvez-vous normal qu’un magasin soit contraint par un syndicat de ne plus ouvrir après 21 heures ? »

L’histoire de M. Habib Hamdoud n’a fait la « une » ni du site d’Europe 1, ni du quotidien Les Echos (propriété de M. Bernard Arnault, au même titre que l’enseigne Sephora, qui a annoncé son intention d’ouvrir sa boutique des Champs-Elysées la nuit). Embauché après plus d’une cinquantaine de contrats à durée déterminée (CDD) dans plusieurs magasins du groupe, M. Hamdoud a travaillé dans un Auchan City de Tourcoing, dans le Nord. Ce supermarché créé il y a trois ans a libéré ses quatre-vingt-trois salariés de leurs interrogations sur le meilleur moyen d’occuper leurs soirées et leurs dimanches. Ici, on travaille régulièrement jusqu’à 21 heures en semaine et de 9 heures à 13 heures le « jour du Seigneur ». Sans aucune majoration : « On a une direction qui manie beaucoup le bâton, très peu la carotte », précise M. Hamdoud, dont certains collègues enchaînent jusqu’à dix jours d’affilée.

Un jour, M. Hamdoud en a eu assez. Avec l’aide de l’union locale CGT de Tourcoing, il a monté une section syndicale, résisté à sa hiérarchie et obtenu les élections que la direction refusait. En juin 2013, 72 % de ses collègues ont voté pour la CGT. Une autre France que celle dépeinte par les tweets d’Europe 1...

Enfin, le troisième temps de la valse, le plus important. Il s’agit d’obtenir un soutien politique suffisant pour détricoter la loi et les textes de protection des salariés. En 1993, la mobilisation parlementaire a débouché sur la loi Giraud-Balladur. En 2009, sur la loi Mallié-Sarkozy (5). Et en 2013 ?

Pour M. Ghazi, l’enjeu est de taille : « Actuellement, le contrat collectif s’impose encore face au contrat individuel. Le volontariat est un concept très dangereux. Il a pour but d’exploser le contrat collectif et de normaliser la concurrence entre les salariés. » Mais les vingt dernières années nous suggèrent que, dans ce domaine, la bataille menée par le patronat de la distribution n’a pas toujours été couronnée de succès. Car il semblerait que les salariés préfèrent parfois être pris en otage par le code du travail que par leur employeur… Une surprise ? De l’avis de l’économiste Frédéric Lordon, pas vraiment : « On a voulu convertir un corps social à une nouvelle sorte de vie collective, à une nouvelle sorte de vie économique et sociale. Et ce corps social-là, fondamentalement, il ne voulait pas, pour de très bonnes raisons. C’est qu’il avait tout à y perdre. Alors, à mesure de la résistance d’abord anticipée, puis constatée, il a fallu déployer un effort de conviction ou de persuasion de même proportion (6). »

Dans ces conditions, le travail de « pédagogie » de M. Minc paraît loin d’être achevé…

Pour consulter cet article, cliquer ici

Article publié le 24 avril 2014.


Politique de confidentialité. Site réalisé en interne et propulsé par SPIP.